Monument Michael Lustig
- Creative Fields Réalisation Urbaine
Lindenlei, Gent, 1998
A la gravité convenue des monuments aux morts, le Monument Michael Lustig proposé par Daniel Dutrieux oppose l’apparente futilité d’un jeu d’enfant; à la pesanteur de la stèle, l’espoir d’un arbre que son ombre appelle, le souvenir du vol léger de la toupie…
Le monument Michael Lustig : l’ombre et la vie
Le monument proposé pour commémorer les victimes gantoises de l’Holocauste mobilise le vocabulaire familier de l’artiste, dans un registre à la fois plus sombre et plus dense. Pour Daniel Dutrieux, il ne s’agit pas ici d’imposer le geste artistique, mais de servir au mieux le sens profond du mémorial.
Dans le « Parkje aan de Lindenlei », à un jet de pierre de l’endroit d’où Michael Lustig fut emmené en déportation, le monument en son honneur se présente d’abord sous la forme d’une toupie ronde de 2 m de diamètre, en cuivre rouge, couchée sur un pavement du noir parfait que procure le granite du Zimbabwe, et affectant la forme d’une ombre d’arbre. Sur cette surface se dessine une spirale centrée sur la pointe de la toupie. Progressivement, un ailanthe, appelé aussi « arbre du ciel », planté à l’extrémité du pavement, s’élancera à la poursuite de son ombre factice.
A la fois métaphore de l’âme et image de la fugacité du temps, l’ombre ici figée dans la pierre s’étale comme une tache, une flétrissure… Mais simultanément, la perfection de son poli renvoie au spectateur l’image du ciel, qui bascule littéralement sous nos yeux. Cette ombre factice d’arbre épanoui appelle aussi le jeune arbre du ciel à croître jusqu’à la recouvrir de son ombre vraie : elle lui dessine un avenir.
L’arbre évoque encore le geste par lequel la communauté juive elle-même a su rendre hommage à ses morts. Il est enfin la métaphore vivante de l’espoir et du souvenir qui, en prenant racine, donne raison à la vie.
Endormi au milieu de l’ombre, le jouet est comme le mémorial silencieux des enfants de la Shoah.
Contrastant avec le granite noir, sa flamboyante densité de cuivre rouge repousse l’allusion morbide; progressivement, son irréversible oxydation réintroduira cependant la perspective de la durée. La toupie n’est-elle pas à l’image même d’une vie, qu’instaure le geste du joueur et que scelle l’inévitable chute ? Entre les deux, chaque danse est unique et singulière, dont rien n’enregistre le cours fugace. Comme pour en souligner la signification collective, Dutrieux a gravé l’objet, sur sa partie supérieure, les 67 victimes gantoises de la Shoah, étalés en spirale. Défi à la fatalité de la pesanteur, la toupie doit son mouvement à la conjonction d’équilibres savants et fragiles que l’artiste renvoie aux « petits gestes équilibrés et responsables » qui fondent la vie d’une société.
La toupie est aussi une petite planète familière, et chacune de ses chutes, la fin d’un monde.
Elle instaure enfin des correspondances inattendue avec la tradition juive. Objet populaire, le « dreidl », toupie juive de section carrée, porte sur ses faces des caractères évoquant ”un grand miracle (qui) a eu lieu ici”. L’épisode en question, que rapporte le Talmud, est commémoré durant la fête de Hanukkah, où les enfants sont particulièrement à l’honneur. Durant plusieurs jours, des bougies sont allumées, auxquelles semblent répondre ici les 67 points lumineux éclairant la tranche de la toupie. Ceux-ci évoquent encore les 1.500.000 bougies du Yad Vashem – une par enfant victime de la Shoah.
Comme pour lutter contre l’inconstance de notre mémoire, Dutrieux a gravé dans la dalle noire ce qui paraît être le tracé de la toupie. Cette spirale parfaite, écho de celle dans laquelle s’inscrit la liste des victimes, est aussi un signe d’espoir : forme ouverte, elle se parcourt dans les deux sens et, entre pureté mathématique et dynamique du vivant, équilibre l’ordre par l’harmonie.
Situé à l’angle de la Coupure, dont le nom même prolonge le sens du Monument Michael Lustig, celui-ci, peut-être, déroutera. Sollicité par l’étrangeté de sa mise en scène, le spectateur sera ensuite sensible à sa densité visuelle et poétique. C’est par ce biais que renaîtra dans l’esprit de tous, juifs et non-juifs, le souvenir du drame qu’il commémore. De la sombre dalle à la toupie rutilante et au jeune arbre se dessine un chemin d’espoir d’où renaît l’écho de 67 voix disparues.
Yves Randaxhe