Socles.Boules.Poèmes
- Creative Fields Réalisation Urbaine
Un frêle présent que traversent les mots
Les docteurs tant-pis, penchés au chevet de notre civilisation, ont tort: notre vaisseau spatial collectif n’est pas près de sortir de la Galaxie Gutenberg. Que sont donc les affiches géantes, les colonnes Morris chatoyantes, les néons qui le soir font danser nos villes par leurs mille énigmes clignotantes, sinon des manifestations de l’écriture? Que sont les vitrines des maisons de la presse ou des aubettes sur mon chemin ? Que sont les lettres m’assurant longuement que je suis le plus heureux des hommes parce que j’ai déjà gagné ?
Ce qui est vrai, c’est que nous sommes entrés dans l’ère de l’écrit coup-de-poing. Il y a trop à lire dans nos rues. Massifs, les écriteaux et les panneaux. Massives les pancartes, les enseignes, les réclames. Physiquement massifs, ces écrits-là le sont aussi linguistiquement. L’ère est advenue du nom isolé, coupé de tout verbe et de tout devenir. Il est là. Assertion sans justification, valant par sa propre présence.
Cette course à l’affirmation sans partage, ceux qui la mènent la paient. Car l’hyperbole ne peut rien contre l’usure. L’excessif devient négligeable, et la gueulade tourne au dérisoire.
Sans doute est-ce pour cela que le naufragé urbain se détourne souvent de l’affiche hurlante et du néon: à ses yeux, ils sont devenus simple fond, décor lointain. De même que l’excès de lumière aveugle, trop de message devient bruit. Comme elle va aux moisissures, à la mousse, à toutes ces minuscules mais impérieuses manifestations de la nature qui subvertissent le fabricat, I’attention du piéton éveillé va plus volontiers aux papillons abandonnés sur le sol, aux proclamations silencieuses des édicules intimes, aux feuillets mal collés sur les tuyaux de descente d’eau, aux autocollants lacérés.
Myopie consciencieuse et succulente. Car il s’avère que les plus précieux des propos empruntent parfois ces voies, pour pénétrer au fond de l’œil et au fond du coeur.
Ce retour vers le ténu, le ténu tenace, Daniel Dutrieux l’a parfaitement assumé, en semant ses stèles à poèmes sur la liégeoise place du Longdoz.
Partant du principe que c’est dans les espaces les plus détériorés que la voix de l’artiste se fait le mieux entendre, il a choisi un de nos mille désastres urbains pour rendre ses droits à la phrase qui se déploie têtue, au texte qui se souffle court, à l’écriture qui se trace. Pour faire croître le majuscule message murmurant.
Afin de radicaliser ce mouvement vers l’infime densité, Dutrieux s’est placé en ce point exact où la myopie devient refus de toute vision: la cécité. L’alphabet Braille investit en effet par deux fois son œuvre. I1 est présent une première fois sur les colonnes arborant la place. Il l’est une seconde fois dans le plan même de cette arborescence: dans ce plan, les boules tracent les signes qui signifient “ boule” et les socles tracent les signes qui signifient “socle”. Indication redondante jusqu’à l’inutilité. Mais cette gratuité même retourne l’attention vers sa source. En décrétant aveugle le piéton urbanaute, Dutrieux lui rend la vue, ou plutôt l’oblige à reprendre vue. Le force à se déplacer. A prendre du champ. Dans sa tête. (D’ailleurs, quel voyant, et a fortiori quel aveugle, pourrait lire, sans l’aide de l’aérostat, les mots Braille “boule” et “socle”?)
En en appelant à la rencontre de deux mondes et de deux cultures – celle qui modèle la lumière, celle qui sculpte la ténèbre -, Dutrieux ramène l’aveugle dans la société des voyants et, de l’autre côté, réveille le voyant dont les paupières se fermaient, lourdes des visions qu’il consommait.
Dutrieux nous dit aussi que vision ou non-vision ne sont que des modalités: le principal est l’appropriation du monde. Le toucher, le respirer, le lire, ce ne sont là que des prénoms. Ressentir est leur nom de famille.
Mais que lira, que verra, que sentira et que touchera le piéton heureusement perdu ici ?
Son œil ira à la colonne. Sa paume ira à la sphère.
La sphère n’est pas seulement la plus sensuelle et caressante des formes. C’est aussi, dans sa perfection, la forme qu’entend se donner le cosmos.
En figeant la course des planètes en un point quelconque de l’espace, sur la rive droite de la Meuse, et en nous le signalant en son morse mystérieux, Dutrieux nous entraine dans une plongée vers l’infiniment petit: chaque composant d’une lettre Braille n’est-il pas aussi une minuscule sphère? Dans leurs combinatoires rigoureuses, ces particules infimes riment avec celles qui tracent leur ellipse dans le vide.
Mais on peut aussi prendre les choses dans l’autre sens. En s’agrandissant aux dimensions d’un jeu de quilles pour géant, les modestes lettres figurent l’expansion de l’univers. La place devient dès lors un temple où de vivants piliers laissent à chaque instant échapper de multiples paroles.
Entre l’infiniment grand et l’infiniment petit: l’homme, en qui ils se réconcilient. Et qui a proféré ces multiples paroles.
Les stèles de Dutrieux ne font pas que figurer un temple. Le socle qui supporte les sphères cesse en effet vite d’être un socle, ce support misérable d’un dessein grandiose. I1 prend forme indépendante. Car façonncés à l’échelle de l’homme, les stèles dressées sont ainsi l’image de son corps. Leur ensemble est épars, mais pourtant habité par un secret désir d’harmonie. C’est la société. Et ses langages.
Lisons les textes, que lira peut-être, sans doute, le piéton perdu, invité à circuler entre ses semblables immobiles. Lisons-les, avec l’œil ou avec le doigt, ces textes chuchotés vers les quatre points du pauvre horizon. Dispersés, tous se rassemblent pour dire, à voix sourde, à l’unisson, la fragilité de l’homme. Et aussi la force qu’il se conquiert dans le dire.
Ils disent l’impalpable, l’apparence. Ils disent la disparition, l’absence ou le silence. Ou la cécité. Ils disent tout ce qui passe: le temps, le vent, l’oiseau, la rose. Mais ils disent encore que toujours se poursuit l’expérience de l’appropriation du monde. Que la fragilité est aussi la source de cette force têtue qui nous habite, comme l’arbre habite la place.
Ce que nous avons de plus profond, et que les panneaux hurlants sont impuissants à dire est exactement là: dans cette frêle paroi du présent, que traversent les mots.
Jean-Marie Klinkenherg, 1995
in Socles. Boules. Poèmes , édition Passeurs d’images
Textes figurant sur les socles gravés dans le petit granit, ainsi qu’en écriture Braille. Ils sont repris dans l’ouvrage Socles.Boules.Poèmes , 1995 – 600 ex. – Ed. Passeurs d’Images – Liège
Quand tu marches à grands pas
dans l’ombre de la lune
ta clarté te suit.
Derrière
Il n’y a personnes
Madeleine Biefnot
Le luxe a remplacé la vérité
la pluie tombe et emporte les papiers
les déchets les ordures la pluie lave
la ville le ciel s’ouvre on peut marcher
William Cliff
Le vent
qui me contourne aujourd’hui
demain me traversera
Francis Edeline
Le temps d’apprivoiser les mots
les oiseaux sont partis
Reste la paille
dans l’oeil du paysage
Guy Goffette
Ce qui ne bouge pas ici
ailleurs traverse de part en part.
Une sphère vibre à distance.
Le moindre oubli
l’éteindra.
Christian Hubin
J’entre par la porte d’ivoire
et les cheveux emmêlés
aux vastes sauges,
ah ! des siècles
sous les rochers,
je pioche l’azur
et la tristesse du vent.
Fernand Imhauzer
D’où venez-vous?
dit le sel, dont l’odeur
emplit le paradisier
de couleurs chatoyantes
il n’en faut pas plus
pour fuir au-delà du ciel.
Étincelant désir
profusion d’arbres roses.
Jacques Izoard
Celui qui explique
a perdu la raison.
Il faut se taire
et regarder la rose
qui vaque à son parfum.
François Jacqmin
Il est un espace
hors de l’espace
où il faut se chercher
sans cesse à nouveau…
Marcel Lecomte
Une étrange phosphorescence
couvre les objets
les plus humbles
comme si la poésie n’était
que ce que les choses ordinaires
ont d’extraordinaires
Georges Linze
Le grand dragon,
mon cotemporain, m’a dit
le bleu a rejoint
le camp des roses
et ne le quittera plus jamais,
je l’avais prévu.
Eugène Savitzkaya
Allume toi encore un soir,
ciel inversé,
Ville, allume le jaune atlas
de tes étoiles
Marcel Thiry
[…] avons ensuite passé le pont Albert pour découvrir ensemble une autre œuvre de Daniel Dutrieux, Socles Boules Poèmes. Ici, la poésie est au cœur même du dispositif, gravée dans la pierre des socles et écrite en […]