On n’expose pas
- Creative Fields Commissariat d’expositions
Lorsque nous avons découvert l’espace d’exposition, très vite mes invités, Bernard Villers, Guy Vandeloise et Jean-Pierre Ransonnet ont décidé de ne pas y exposer. Je leur ai emboîté le pas dans la foulée. Il est vrai que le site ne convenait pas pour la plupart des interventions que nous avions imaginées. Mais la raison principale n’est pas là. Le lieu abrite une source. On a naturellement tendance à associer la source à des notions de pureté, de légèreté et non à la lourdeur des éléments. Or l’espace nous est apparu comme pollué par de nombreux objets inutiles. Plantes en plastique, galets « déco », cimaises, miroirs teintés, ferronneries en acier corten, chaises design, socles et comptoirs encombrent le lieu. Non qu’il eût fallu un espace vierge mais l’accumulation nous est apparue pour le coup insupportable.
Le Pouhon Prince de Condé a pourtant une belle histoire. Il n’en subsiste que quelques traces. La plus belle étant probablement le bruissement de l’eau ferrugineuse…
Vers 1860, on y donnait de véritables bains d’eau minérale mais l’exploitation de la source située dans la cave se trouvait connectée à celle du Pouhon Pierre-le-Grand et le débit de cette dernière en fut naturellement concurrencé, entrainant de nombreux procès. Malgré cela les propriétaires privés n’ont pas reculé devant la dépense en créant un « trinkhalle » modeste mais digne de ce nom. En voici la description par le docteur Victor Sceuer dans son Traité des eaux de Spa vers 1881 : « La salle qu’ils ont fait élever, en 1879, a une superficie de huit mètres sur dix, plus qu’il ne faut pour la promenade d’ordonnance entre les prises d’eau minérale. Sa forme est quadrangulaire, sa toiture vitrée, son pavement en belle céramique. Les murailles disparaissent sous un revêtement de rocailles criblées de cavités où poussent une foule de plantes ornementales, palmiers, lataniers, bananiers, fougères dont les frondes se marient élégamment avec des corbeilles de fleurs et un lacis de lianes grimpantes. Les deux sources pétillent dans deux vasques de marbre noir, au fond d’une grotte artificielle qui est ornée, avec le même goût, d’une profusion de plantes tropicales. Comme presque tous les étrangers qui affluent au Prince de Condé sont des malades sérieux qui prennent fort à cœur leur cure, on n’y est pas dérangé par les allées et venues des simples curieux et des badauds… Les jours de mauvais temps, les messieurs s’y promènent de long en large, tandis que les dames, assises autour des tables, se distraient en babillant ou en travaillant à des ouvrages de main. C’est coquet, paisible et du meilleur ton. »
Cette évocation du Pouhon peut faire rêver, mais quelle pourrait être la vocation d’un tel lieu à notre époque. Une « galerie d’art » semble avoir été la solution préférée à celle … d’une pizzeria. En soi l’idée était probablement bonne. Mais les cimaises indiquent que le mode d’accrochage est prédestiné à certains formats conventionnels en excluant toute appropriation contemporaine. En effet, la prise en compte de l’espace environnant l’œuvre est un aspect qui semble complètement ignoré et la couleur beige des murs conditionne fortement le regard. En tant que curateur, et ayant « carte blanche », je propose donc de tout peindre en blanc, de dégager les cimaises, les buis en plastiques et objets inutiles, pour laisser la place à notre action de ne pas exposer, retrouver l’atmosphère originale du lieu par la création d’un jardin d’hiver et d’intégrer sur le vaste mur du fond une surface au format d’un tableau renommé à Spa, « Le Livre d’Or » du peintre Antoine Fontaine.
Le Livre d’Or est une fresque monumentale. Le peintre Antoine Fontaine y a travaillé pendant 12 ans, de 1882 à 1894. Cadré par deux sculptures allégoriques, la Musique et la Peinture, le tableau mesure 262 X 890 cm et représente les célébrités venues à Spa au cours des siècles ainsi que les statues de Saint Remacle et de Pline-le-Jeune. Les sources de la Sauvenière et de la Géronstère, l’établissement des Bains, la galerie Léopold II et le Pouhon Pierre-le-grand constituent l’arrière-plan du tableau.
Ce qui est frappant dans cette œuvre c’est le fait que l’on peut y voir, figées dans une seule strate temporelle, des personnalités illustres aussi diverses et éloignées dans le temps que Juste Lipse, à Spa en 1591, Descartes à Spa en 1645, André Modeste Grétry en 1776 suivi d’Henry Vieuxtemps en 1843 et Gounod en 1872. Nazer-Ed-Din, le Schah de Perse a bien de la chance d’y figurer car son passage à Spa date de 1889, soit en cours d’exécution du tableau. Les têtes couronnées et hommes de pouvoir sont nombreux depuis Charles II, Roi d’Angleterre à Spa en 1654, le Czar Pierre-Le-Grand à Spa en 1717 jusqu’au Roi des Belges, Leopold 1er en 1833. Les ducs et duchesses, marquis et Comtesses, tragédiennes et poètes, musiciens, compositeurs et historiens sont tous bel et bien présents. Par contre les peintres sont plutôt absents, mis à part Louis Gallait, peintre d’histoire d’origine tournaisienne, à Spa en 1860 (1). La peinture ne figurait probablement pas dans les premières préoccupations d’Albin Body – figurant sur la toile – le biographe du « Livre d’Or » qui avait donc la tâche délicate du choix des protagonistes. Habituellement visible à deux pas du Pouhon Prince de Condé au « Jardin d’hiver » du Pouhon Pierre-le-grand, actuellement en travaux de rénovation, la fresque historique est entreposée depuis 2009 jusqu’à sa réinstallation semble-t-il prévue à l’issue des travaux. Les nombreuses cartes postale présentant le « Livre d’Or » montrent à quel point les plantes entouraient l’œuvre, soit quasi … une plante par personne.
Evoquer l’absence d’œuvre visible au profit du sens. Tel est l’objectif de cet ouvrage qui accompagne notre action de ne pas exposer. Le titre de l’opuscule évoque à la fois le tableau du peintre au nom prédestiné Antoine Fontaine et le « Livre d’or » que l’on trouve habituellement dans les « galeries d’art » pour qu’on y laisse un message, positif de préférence…
Tout est si beau, bravo.
Daniel Dutrieux, septembre 2011
(1) Les peintres Jean-Honoré Fragonard, William Turner et Gustave Courbet passèrent à Spa mais ne figurent pas sur « Le Livre d’Or » d’Antoine Fontaine.
Commissariat d’exposition organisé en partenariat avec le Centre culturel de Spa au Pouhon Prince de Condé à Spa, dans le cadre de Y’a pas d’Lézarts 2011.
Liste artistes:
Daniel DUTRIEUX, Jean-Pierre RANSONNET, Guy VANDELOISE, Bernard VILLERS